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"La justice transitionnelle au Maghreb : un processus dépolitisé?"

Éric GOBE

Pour gérer les contentieux hérités du régime autoritaire, les gouvernants ont été conduits à ces dernières années à mettre en place une « justice transitionnelle », c’est-à-dire un type de justice qui, dans sa conception standard[1], renvoie une série « de processus et de mécanismes ayant pour objectif de remédier aux séquelles de violations généralisées commises dans le passé, afin d'assurer les poursuites et instaurer la justice et la réconciliation. Sur un plan pratique, la justice transitionnelle comprend des mécanismes de justice pénale (poursuites), et des mécanismes non judiciaires de recherche de la vérité, et de réparation, y compris l'indemnisation des victimes, la réforme institutionnelle, et la conservation de la mémoire collective nationale  ». Cette définition renvoie à des pratiques et à la mise en œuvre des mécanismes divers, voire contradictoires visant in fine à créer les conditions d’une réconciliation nationale.

Dans le monde arabe à ce jour, seuls deux pays du Maghreb ont mis en place une justice de ce type, le Maroc et la Tunisie. Toutefois, l’institutionnalisation de la justice transitionnelle s’insère dans des contextes politiques radicalement différents. Aussi convient-il de partir de l’hypothèse que les politiques de traitement du passé entretiennent des rapports étroits avec les recompositions politiques dans lesquelles elles se déploient. Au Maroc, la justice transitionnelle relève de l’importation d’une catégorie et d’une politique de justice conçue comme un substitut à des réformes politiques et fait suite à une succession monarchique. Autrement dit, elle constitue un processus de dépolitisation du dossier des violations des droits de l’homme sous Hassan II. En Tunisie, son établissement est la conséquence de la chute du régime autoritaire du président Ben Ali. Dans la conjoncture de la Tunisie post-révolutionnaire, les divers acteurs impliqués dans la « transition » politique ont largement fait de la justice transitionnelle un enjeu visant à réaliser des « coups »[2] contre des adversaires politiques. D’où un processus de justice transitionnelle fragmenté, critiqué à intervalle régulier par les « experts » de ladite justice.

[1] Telle que définie par le secrétaire général des Nations Unies en 2004 qui fait la synthèse d’un savoir produit par divers experts désireux d’apporter de « dépasser les conflits du passé ».
[2] Dans un contexte conflictuel, Le coup correspond « aux actes et comportements qui ont pour propriété d'affecter soit les attentes des protagonistes du conflit concernant le comportement des autres acteurs, soit leur “situation existentielle” (l'expression est de Goffman), c'est-à-dire, en gros, les rapports qui s'établissent entre ces acteurs et leur environnement, soit encore, bien entendu, les deux simultanément ». Voir Michel Dobry, « Dynamique des crises multisectorielles et dynamiques des crises politiques : un point de vue heuristique », Revue française de sociologie, XXIV, 1983, p. 398.